Recherche-création
Introduction : Occuper les frontières
Je commence par reconnaître que la recherche-création est un champ fertile et hybride, un interstice combinatoire de deux grands ensembles de pratiques (recherche et création) qui, même s'ils se sont mutuellement influencés au cours de l'histoire, ils ont aussi conservé jusqu'à très récemment une nette séparation (méthodologique, théorico-pratique, disciplinaire, territoriale, onto-épistémologique, etc.). Les séparations sont des coupures, des cicatrices, des façons d'isoler/de déconnecter—des frontières—des membranes entre des bulles.

La tendance à l'hyperspécialisation disciplinaire qui s'est manifestée au cours des derniers siècles a également conduit à une séparation linguistique extrême entre les différents domaines de connaissance. Une telle séparation a entraîné une multiplication des termes, des concepts, des significations, des pratiques.

Le champ de la recherche se subdivise en une pluralité théorico-pratique, chaque discipline s'organisant à sa manière, avec ses protocoles et ses langages spécialisés. Il en va de même pour la création artistique. Quand on dit recherche-création, de quelle recherche et de quelle création parle-t-on ? De combien de manières différentes pouvons-nous concevoir cette articulation ?

Une explosion de possibilités. Nous pouvons, par exemple, combiner une méthodologie de recherche en anthropologie avec un sujet de recherche en biologie moléculaire par les moyens de la création audiovisuelle pour faire avancer la recherche en métaphysique. Ou sinon utiliser les méthodologies d'analyse des Études Inter-artistiques et Intermédia pour réfléchir à la relation entre l'analyse et la création d'un discours artistique. Ou encore fonder un champ de recherche en poésie mathématique. Quels autres hybrides pouvons-nous concevoir ?

Le simple exercice du possible devient un jeu cartographique d'occupation de frontières. Comment organiser une méthodologie radicalement transdisciplinaire afin de ne pas se perdre dans un tel labyrinthe conceptuel babélique ?
“Un écotone est une zone de transition écologique entre deux écosystèmes. Par exemple, le passage de la savane à la forêt, ou le passage d'une plaine alluviale à une zone non inondable. En écologie du paysage, il correspond à une lisière. Cette zone est généralement très riche en biodiversité, car elle abrite non seulement des espèces appartenant à chacun des écosystèmes le bordant, mais aussi des espèces propres à ce milieu de transition.” (Wikipedia)
Écotones
Lorsque l'on occupe des frontières, il nous faut articuler le précis et l’imprécis. Les frontières sont des régions instables et vagues. Le même mot dans deux territoires différents (ou interprété par des visions onto-épistémologiques différentes) peut avoir des significations radicalement ou subtilement différentes. Comment, alors, utiliser un concept à la frontière entre deux ou plusieurs disciplines si ce même concept fonctionne différemment dans chacune de ces zones où il opère ?

Si nous voulons utiliser des concepts (par exemple "atome" ou "module") dont les significations sont différentes dans les zones disciplinaires où ils sont couramment utilisés (physique, chimie, mathématiques, informatique, méréologie, philosophie, ...), comment faire pour se servir (et ne pas subir) cette polysémie ?





La précision de l'imprécision consiste à cartographier les polysémies et à reconnaître que les mots sont des carrefours, des croisements. Des bifurcations dans un labyrinthe de rues conceptuelles. La multiplication de significations peut également jouer en faveur d'une pluralisation d’imaginaires. Mais nous ne voulons pas forcément nous perdre.

Comment, alors, s'orienter linguistiquement en traversant les architectures des interstices de ces villes ? Que se passe-t-il dans les zones entre différentes langues ?

L'infini est la limite de la frontière.
Précisions et imprécisions du problème
atome
module
Méthodologie : Chimiolinguistique
Afin d'organiser une méthodologie de recherche-création radicalement transdisciplinaire, il fallait d'abord reconnaître le statut privilégié du langage, qui imprègne toutes ces pratiques. La dimension sémiotique est inéluctable. En reconnaissant l'importance des significations multiples (croisements de mots), le mot devient non seulement un signifiant (d'un référent extensif ou intensif), mais aussi une partition pour des actions possibles (transit de gestes), pour la génération d'images, pour la codification de sons, etc. La performativité des mots entre en jeu, les mots deviennent des opérateurs.

L'ordre en question est celui de la frontière entre le désordre et l'auto-organisation.

Je me situe à la frontière entre l'analyse et la synthèse. Dans un mouvement dialectique (où l'aporie devient moteur), je commence à briser des textes, des paragraphes, des phrases, voire des mots, en fragments - non pas pour les vider de ses sens, mais précisément pour les activer. Et c'est ainsi que se met en place progressivement une pratique que j'appelle la "chimiolinguistique".

De même qu'en chimie les radicaux libres sont plus réactifs, il en va de même dans le langage : un fragment comme "-graphie" demande à transformer ce qu'il rencontre. Calligraphie, radiographie, chorégraphie, photographie — quelle est l'écriture commune entre ces -graphies ?

Appelons "effet d'écotone" cette propriété magique et synergique (le tout plus grand que la somme des parties) qui émerge de la réaction entre différentes substances sémiotiques :



Désormais, nous pouvons importer le vocabulaire, les pratiques et les réactions de la chimie dans le langage. La traduction comme moyen de transport. Transposition transmembrane.

En laissant des fragments conceptuels de toute sorte de discipline transiter dans l'espace-temps, la chronologie cesse d'être ordonnable selon les mêmes critères. Elle devient méréo-topo-chronologique, c'est-à-dire tresse de bulles et couture de situations. La méthodologie cesse d'être un protocole inerte, une recette immuable pour la transmutation des significations. Mais elle devient un jeu de règles auto-réflexives, auto-interactives et actualisables. La partition est aussi un poème, tout comme l'ADN contient des instructions pour les performances de la machinerie cellulaire qui le re-dé-compose. On écrit avec des mots, mais aussi avec la voix, avec des dessins, avec les os et avec des images.
analyse-synthèse

Imprimer les écrits, découpez-les, laissez les fragments vagabonder.
Fragmenter jusqu'à ce que les concepts deviennent sans radicaux.
Laisser les concepts/paragraphes/phrases circuler.
Comment réagissent-ils les uns avec les autres ?

synergie écotonique
[recherche+création, chimie+linguistique, poésie+métaphysique, arts+philosophies+sciences].

Cela n'a plus de sens de préserver les frontières de la connaissance
telles qu'elles existent actuellement, comme des barrières.
La recherche-création est radicalement transdisciplinaire.
Nous sommes encore loin de pouvoir comprendre une morphologie des possibilités de la recherche-création.



chimiolinguistique > chimio- + -linguistique
moteur dialectique :


partition :



hybridation :



axiomes :
Si les mots deviennent des personnages performatifs qui circulent, un ensemble conceptuel gagne aussi une subjectivité propre en tant que collectivité.

La biosémiotique ne devrait pas seulement nous intéresser en tant qu'étude de cas (d'une discipline hybride et frontalière). Son intérêt réside également dans la multiplication origamique des sens. C'est la science du sensible, le savoir sur l’apparition phénoménale, l'étude de l’objectivité du subjectif, le pli des sens, le métacode des corps, l'incarnation de l'interprétation, l’étude des traductions d'une partition génétique en performance, l’informatique de la matière, un jeu d'adaptateurs et de membranes, la signalétique des trafics (bio)significatifs.

Il y a une dimension esthétique qui reste à révéler dans ce que l'on entend aujourd'hui par biosémiotique.
La biosémiotique et les dimensions symboliques reprogrammables de la matière
biosémiotique
méta-confondre
Récursion. Penser à soi-même. Confusion des niveaux. L'autoréférence. Paradoxe de Russell, circuits méta-logiques, génétiques, psychologie, autoréflexion de l'Art ? Miroirs. Moi-monde. L'univers auto-représentatif. Le processus qui s'auto-décrit pendant le processus même. Transcendance = immanence. Confondre création et création. L'auto-création mise en abyme. Deus sive Natura. Autopoïèse. Œuf et poule. Paradoxe ? Ribosome.
"Je vous explique
Pour vous confondre
Je vous confonds
Pour élucider"

(fragment de Tô, chanson de Tom Zé)
Exclure le tiers exclu.
En processus...
Si le langage a déjà importé des propriétés chimiques et biosémiotiques, le processus de recherche-création peut finalement devenir un métabolisme.

Le métabolisme est un mouvement dialectique impermanent entre le catabolisme (analyse, rupture, fragmentation, déconstruction) et l'anabolisme (synthèse, collage, composition, synergie, création).

Le processus (en tant que sujet d'un corps de recherche-création) doit être alimenté par différentes sources, références, suggestions, idées, images. Ensuite, ce qui a été ingéré doit être digéré, assimilé, incorporé. Un long processus (en tant qu’opération, transformation, “jet”) de recomposition de ce qui a été assimilé afin que de nouvelles formes puissent émerger. Autant le nouveau corps (sujet-objet-trajet-projet) qui prend forme à partir de ce métabolisme que les déchets (rejets-abjects) qui en découlent.

La poésie-poïèse commence aussi à servir la recherche.
Observons un autre champ de recherche transdisciplinaire, cette fois dans un domaine interartistique. La réflexion théorique que la discipline des Études Inter-arts et Intermédias se propose de mener est très proche du projet analytique décrit ici : penser les complexités qu'impliquent les transpositions, les références et les combinaisons entre des différents arts et médias.

L'intersémioticité, les chocs entre différents régimes symboliques, les différentes expressivités, les sensibilités, lorsqu'elles se superposent, habitent également ces zones écotoniques d'indéfinitions. La peur ekphrastique.

“If ekphrastic hope involves what Francoise Meltzer has called a ‘reciprocity’ or free exchange and transference between visual and verbal art, ekphrastic fear perceives this reciprocity as a dangerous promiscuity and tries to regulate the borders with firm distinctions between the senses, modes of representation, and the objects proper to each”
(W. T. Mitchell, Ekphrasis and the Other)

Cette discipline devient un modèle non seulement pour une analyse des créations transdisciplinaires (limitées aux Arts), mais aussi comme un moteur métabolique de la création poétique qui déborde le “purement artistique”.
Transdisciplinary Studies
Analogies
Il faut se méfier des mauvaises analogies. L'analogie doit savoir reconnaître sa propre portée (-scope), ses limites, son opérativité.

Je pense ici à l'analogie comme à l'opérateur d'un saut entre différents niveaux (zoom).




(onde-particule, atome, molécule, machine moléculaire, organite, cellule, tissu, organe, cerveau, organisme-individu, groupe, ville, population, écosystème, biosphère, planète, système solaire, galaxie, groupe de galaxies, filaments, cosmos),





(lettre, phonème, morphème, radical, mot, sujet, prédicat, idée, phrase, paragraphe, thème, livre, ouvrage, discours, discipline),





(citation > citation de la citation, bluff > bluff du bluff, digestion > digestion de la digestion, analyse > analyse de l'analyse > analyse de l'analyse de l'analyse, création > création de l'analyse de la création, analyse > synthèse d'une analyse, langue > métalangage),





(électron dans l'orbitale 1s > électron dans l'orbitale 2s, nourriture froide > nourriture chaude, moi fatigué > moi excité, sans argent > avec argent).









Si une onto-épistémologie nous permet de regarder le monde à travers ses constructions conceptuelles théoriques-pratiques, regarder le monde à travers les lentilles de la métaphysique, de la cosmologie, de la poésie, de l'urbanisme, des neurosciences, de l'écologie nous donne des perspectives radicalement différentes.

Considérez les visions du monde comme des lunettes. En combinant ou en superposant différentes lunettes, nous avons accès à de nouvelles visions. L'analogie, lorsqu'elle est réussie, devient un pont. Transport vers d'autres mondes.

Texte devient ville devient circuit électronique devient métabolisme devient réseau de citations devient écosystème devient labyrinthe devient partition devient rêve devient rhizome devient performance devient poème devient cure devient rituel.
niveaux de composition matérielle
niveaux de récursion (mise en abyme) ou application d'un opérateur
niveaux d'activation ou d'énergie
niveaux d'organisation sémiotique